Empreintes d’une crise
Fragments d’un entretien entre ZHAO Duan et Jens HAUSER
JH: « Cent titres » est le fruit d’une série d’actes performatifs initiée en pleine crise du Covid avec ses confinements stricts, consistant en 100 portraits avec masque peints à l’huile dans le creux de la main, puis transférés par empreinte sur des supports en Plexiglas. Ce sont des portraits sans bouches, troués et muets, oscillant entre anonymat perturbant et individualité tactile.
ZD: Exactement, et c’est d’ailleurs le jeu de mot avec « sans titre » qui marque l’absence car il est difficile de trouver des mots et des paroles pour décrire ce que l’on vit depuis près de deux ans. Les bouches masquées nous ont empêché de percevoir nos expressions, et c’est peut-être la première fois que l’on nous interdit collectivement de nous toucher les uns les autres, alors que l’on a besoin de toucher les gens pour ressentir la vie. Il me fallait donc travailler sur cette perte de contact et rentrer en résistance à travers l’art. Quand je peints dans mon atelier j’installe une proximité pour échanger de l’énergie, main dans la main et yeux dans les yeux. Mon propre corps y devient alors médium, et du toucher entre moi et le modèle nait d’abord le portrait, et ensuite l’empreinte de ce portrait.
JH: Chacune des deux étapes, le portrait et l’empreinte, matérialise cette sensation de perte et d’amputation : d’abord la partie buccale laissée transparente dans le portrait, ce qui compromet ce que Deleuze et Guattari ont appelé la machine abstraite de visagéité censé fonctionner à partir de trois points noirs sur fond blanc ; et ensuite le choix délibéré du Plexiglas en tant que support particulièrement rigide, ce qui résulte en une deuxième ‘amputation’ lors que le portrait à l’huile dans le creux de la main est transféré sur ce matériau qui, avant, était surtout employé en art pour protéger les œuvres de contacts indésirables.
ZD: Pour cette performance, j’ai choisi du Plexiglas transparent en tant que matériau rigide qui correspond à notre époque rigide et qui a été surtout été utilisé comme écran ou cloison pour éviter la propagation du virus par l’air. Ici, cela crée un espace entre la souplesse du corps et la résistance et la rigidité du Plexiglas. Mais sa transparence permet aussi de filmer et d’espionner, en contre-plongée, et de nous faire découvrir le processus même de l’empreinte qui souvent reste opaque, tel qu’un un secret entre le modèle et le support, et sans contrôle. En cela ce nouveau projet est très différent de mes séries Main dans la main réalisées en 2003 et en 2010 dans des EHPAD avec des personnes âgées et fragiles. Là, je réalisais des empreintes de peinture à l’huile sur des mouchoirs en papier que, d’habitude, une fois utilisées on jette.
JH: L’empreinte est aussi toujours politique en soi, étant donnée son rôle dans l’histoire de la physiognomonie, de l’identification dactyloscopique, de l’analyse forensique, et souvent soumis à des biais raciaux. Peut-on voir « Cent titres », avec la participation d’une centaine de personnes d’univers culturels différents produisant sur leur crêtes papillaires une sorte de mappemonde, un commentaire à propos d’un nouveau ‘racisme dermique’ lié à une nouvelle peur de l’autre engendrée et exploitée grâce à la pandémie, comme les discours du président Trump sur le supposé ‘China virus’ ou, à l’envers, un nouveau racisme et nationalisme en Chine envers des étrangers occidentaux ?
Bien sur. Avec mon apparence asiatique, j’ai aussi vécu du racisme au cours de la pandémie. La première fois quelqu’un m’a appelé « Coronavirus » en criant de loin puis s’est vite éloigné ; la deuxième fois, à mon passage dans une gare une fille – qui avait elle-même une apparence de ‘venir d’ailleurs’ – disait tout bas à sa copine « je vois des chinois partout maintenant. » J’ai essayé de créer une performance commune avec ces cent visages des personnes d’origines différentes, et toutes les empreintes sont là, exposées ensemble sans aucune différence, une façon claire de refuser l’identification des gens par leur origine.
JH: Beaucoup se sont inquiétés qu’au nom de la lutte contre la pandémie les entités étatiques nous fassent accepter de nouveaux outils de contrôle, même au-delà de la reconnaissance faciale, qui ne fonctionne pas aussi bien avec le masque…
ZD: Ce n’était pas une motivation principale, mais je suis contente que tu fasses ce lien. Je me demande en effet si cela est le futur de notre société, et c’est d’ailleurs déjà une réalité en Chine. Je ne suis pas d’accord avec des systèmes de reconnaissance faciale qui peuvent nous suivre 24h sur 24. Cela me rappelle un passage des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss que j’ai relue récemment: Dans une société où il n’y a plus d’intimité, tout le monde devient banal.
JH: Avec ton recours à la méthode de l’empreinte en tête, on peut aussi penser à des dermatoglyphes, avec ses crêtes papillaires qui donnent des lignes, quand on observe ta deuxième série exposée, les « Narrations continues » – des dessins à encre à micro pigments sur papier, dont chacune des six œuvres est dessinée avec une seule ligne, mais durant plusieurs jours durant la pandémie, avec trois couleurs fluo différents. Pourtant le procédé est très différent !
ZD: Une fois ces dessins réalisés, certains gens ont en effet pensé qu’il s’agit d’empreintes digitales. Ce sont bien d’empreintes ici, mais d’empreintes du temps. Tout mon travail est constitué de traces de performances. Quand je travaille, je suis toujours un protocole que j’ai conçu au préalable et ensuite j’enlève le côté intellectuel afin de laisser faire mon corps apparaître des résultats inattendus, tout en relevant l’écoulement du temps dans mon travail. D’ailleurs, en chinois, les termes ‘recette’, ‘manuel’, et ‘partition » sont représentés par le même caractère, et en tant que verbe le même mot signifie ‘composer’. Pour moi, ces lignes constituent le meilleur moyen pour enregistrer le mouvement du corps et pour parler du temps.
JH: Pourquoi vas-tu alors toujours à contre-sens l’écriture, occidentale et orientale, de haut en bas, en commençant tes lignes en bas et allant vers le haut?
ZD: Dans les « Narrations continues », c’est comme si je posais une petite graine sur le sol – ici en bas à gauche de la toile – et petit à petit, cette graine germe et pousse à une vitesse qui suit celle de mon corps. C’est comme la croissance du végétal qui va vers le soleil.
JH: Parmi ces « Narrations continues » que tu réalises dans les couleurs primaires rouge, bleu et jaune, les deux dessins en jaune s’apparentent d’ailleurs à deux ‘soleils’ ronds! Mais un des deux ‘soleils’ pousse comme une ligne linéaire du bas en haut. Par contre, le deuxième part du milieu du tableau, et il n’a ni début ni fin !
ZD: Oui, pour ce deuxième dessin dont le point de départ se trouve au milieu, j’ai change la méthode de narration et de rapport au temps : ici, on ne voit plus aucun point de départ, et la ligne devient un cercle: la ligne de départ et du passé est liée avec celle du futur.
JH: Cela fait un peu penser au ruban de Moebius, figure mathématique composée d’une bande à deux faces, renfermée après torsion d’un demi-tour, un circuit fermé et infini. Mais cette allusion à l’infini, tu l’intègres déjà dans tes dessins rectangulaires comportant non seulement des lignes mais aussi des motifs de nœuds, en forme de ‘8’ ou de ‘∞’, symbole du temps et surtout de l’infini, à l’image du serpent Ouroboros, représentant un serpent qui se mord la queue.
ZD: J’ai choisi les nœuds en forme de ‘8’ ou de ‘∞’ pour parler du temps, qui est ainsi enregistré. Mais je me réfère aussi au nœud dans la tradition du Quipu latino-américain, un système original de consignation de données existant avant l’apparition des systèmes d’écriture et qui servait à noter les évènements importants par des gestes. Puis, il y a une hypothèse qui dit que les caractères chinois viendraient de la façon de nouer les traits, en nouant des lignes pour exprimer des formes et ainsi signifier certains mots.
JH: Dans l’histoire occidentale, on connaît une tension classique entre le point et la ligne, plus d’ailleurs de la ligne en tant que délimitation des surfaces que d’enregistrement de trajectoire performative. Vassily Kandinsky, dans Point et ligne sur plan paru en 1926, écrit que la ligne, « est la trace du point en mouvement. […] La ligne est donc le plus grand contraste de l'élément originaire de la peinture qui est le point. » On remarque que dans tes pièces la ligne l’emporte sur le point…
ZD: Certes, mais il y a quand même des points dans mes œuvres : le point de départ et le point d’arrivé. Et puis, en traçant une ligne continue durant des semaines, il y a forcément des points – des points d’arrêt que j’appelle des ‘stations’. Car si je peux bien contrôler ma main afin de tracer une ligne, je dois néanmoins faire des pauses, même si la pointe du stylo ne quitte pas le support. Et petit à petit, ces points d’arrêt créent un autre type de lignes – ce sont des lignes constituées de points verticaux.
Fragments d’un entretien entre ZHAO Duan et Jens HAUSER
JH: « Cent titres » est le fruit d’une série d’actes performatifs initiée en pleine crise du Covid avec ses confinements stricts, consistant en 100 portraits avec masque peints à l’huile dans le creux de la main, puis transférés par empreinte sur des supports en Plexiglas. Ce sont des portraits sans bouches, troués et muets, oscillant entre anonymat perturbant et individualité tactile.
ZD: Exactement, et c’est d’ailleurs le jeu de mot avec « sans titre » qui marque l’absence car il est difficile de trouver des mots et des paroles pour décrire ce que l’on vit depuis près de deux ans. Les bouches masquées nous ont empêché de percevoir nos expressions, et c’est peut-être la première fois que l’on nous interdit collectivement de nous toucher les uns les autres, alors que l’on a besoin de toucher les gens pour ressentir la vie. Il me fallait donc travailler sur cette perte de contact et rentrer en résistance à travers l’art. Quand je peints dans mon atelier j’installe une proximité pour échanger de l’énergie, main dans la main et yeux dans les yeux. Mon propre corps y devient alors médium, et du toucher entre moi et le modèle nait d’abord le portrait, et ensuite l’empreinte de ce portrait.
JH: Chacune des deux étapes, le portrait et l’empreinte, matérialise cette sensation de perte et d’amputation : d’abord la partie buccale laissée transparente dans le portrait, ce qui compromet ce que Deleuze et Guattari ont appelé la machine abstraite de visagéité censé fonctionner à partir de trois points noirs sur fond blanc ; et ensuite le choix délibéré du Plexiglas en tant que support particulièrement rigide, ce qui résulte en une deuxième ‘amputation’ lors que le portrait à l’huile dans le creux de la main est transféré sur ce matériau qui, avant, était surtout employé en art pour protéger les œuvres de contacts indésirables.
ZD: Pour cette performance, j’ai choisi du Plexiglas transparent en tant que matériau rigide qui correspond à notre époque rigide et qui a été surtout été utilisé comme écran ou cloison pour éviter la propagation du virus par l’air. Ici, cela crée un espace entre la souplesse du corps et la résistance et la rigidité du Plexiglas. Mais sa transparence permet aussi de filmer et d’espionner, en contre-plongée, et de nous faire découvrir le processus même de l’empreinte qui souvent reste opaque, tel qu’un un secret entre le modèle et le support, et sans contrôle. En cela ce nouveau projet est très différent de mes séries Main dans la main réalisées en 2003 et en 2010 dans des EHPAD avec des personnes âgées et fragiles. Là, je réalisais des empreintes de peinture à l’huile sur des mouchoirs en papier que, d’habitude, une fois utilisées on jette.
JH: L’empreinte est aussi toujours politique en soi, étant donnée son rôle dans l’histoire de la physiognomonie, de l’identification dactyloscopique, de l’analyse forensique, et souvent soumis à des biais raciaux. Peut-on voir « Cent titres », avec la participation d’une centaine de personnes d’univers culturels différents produisant sur leur crêtes papillaires une sorte de mappemonde, un commentaire à propos d’un nouveau ‘racisme dermique’ lié à une nouvelle peur de l’autre engendrée et exploitée grâce à la pandémie, comme les discours du président Trump sur le supposé ‘China virus’ ou, à l’envers, un nouveau racisme et nationalisme en Chine envers des étrangers occidentaux ?
Bien sur. Avec mon apparence asiatique, j’ai aussi vécu du racisme au cours de la pandémie. La première fois quelqu’un m’a appelé « Coronavirus » en criant de loin puis s’est vite éloigné ; la deuxième fois, à mon passage dans une gare une fille – qui avait elle-même une apparence de ‘venir d’ailleurs’ – disait tout bas à sa copine « je vois des chinois partout maintenant. » J’ai essayé de créer une performance commune avec ces cent visages des personnes d’origines différentes, et toutes les empreintes sont là, exposées ensemble sans aucune différence, une façon claire de refuser l’identification des gens par leur origine.
JH: Beaucoup se sont inquiétés qu’au nom de la lutte contre la pandémie les entités étatiques nous fassent accepter de nouveaux outils de contrôle, même au-delà de la reconnaissance faciale, qui ne fonctionne pas aussi bien avec le masque…
ZD: Ce n’était pas une motivation principale, mais je suis contente que tu fasses ce lien. Je me demande en effet si cela est le futur de notre société, et c’est d’ailleurs déjà une réalité en Chine. Je ne suis pas d’accord avec des systèmes de reconnaissance faciale qui peuvent nous suivre 24h sur 24. Cela me rappelle un passage des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss que j’ai relue récemment: Dans une société où il n’y a plus d’intimité, tout le monde devient banal.
JH: Avec ton recours à la méthode de l’empreinte en tête, on peut aussi penser à des dermatoglyphes, avec ses crêtes papillaires qui donnent des lignes, quand on observe ta deuxième série exposée, les « Narrations continues » – des dessins à encre à micro pigments sur papier, dont chacune des six œuvres est dessinée avec une seule ligne, mais durant plusieurs jours durant la pandémie, avec trois couleurs fluo différents. Pourtant le procédé est très différent !
ZD: Une fois ces dessins réalisés, certains gens ont en effet pensé qu’il s’agit d’empreintes digitales. Ce sont bien d’empreintes ici, mais d’empreintes du temps. Tout mon travail est constitué de traces de performances. Quand je travaille, je suis toujours un protocole que j’ai conçu au préalable et ensuite j’enlève le côté intellectuel afin de laisser faire mon corps apparaître des résultats inattendus, tout en relevant l’écoulement du temps dans mon travail. D’ailleurs, en chinois, les termes ‘recette’, ‘manuel’, et ‘partition » sont représentés par le même caractère, et en tant que verbe le même mot signifie ‘composer’. Pour moi, ces lignes constituent le meilleur moyen pour enregistrer le mouvement du corps et pour parler du temps.
JH: Pourquoi vas-tu alors toujours à contre-sens l’écriture, occidentale et orientale, de haut en bas, en commençant tes lignes en bas et allant vers le haut?
ZD: Dans les « Narrations continues », c’est comme si je posais une petite graine sur le sol – ici en bas à gauche de la toile – et petit à petit, cette graine germe et pousse à une vitesse qui suit celle de mon corps. C’est comme la croissance du végétal qui va vers le soleil.
JH: Parmi ces « Narrations continues » que tu réalises dans les couleurs primaires rouge, bleu et jaune, les deux dessins en jaune s’apparentent d’ailleurs à deux ‘soleils’ ronds! Mais un des deux ‘soleils’ pousse comme une ligne linéaire du bas en haut. Par contre, le deuxième part du milieu du tableau, et il n’a ni début ni fin !
ZD: Oui, pour ce deuxième dessin dont le point de départ se trouve au milieu, j’ai change la méthode de narration et de rapport au temps : ici, on ne voit plus aucun point de départ, et la ligne devient un cercle: la ligne de départ et du passé est liée avec celle du futur.
JH: Cela fait un peu penser au ruban de Moebius, figure mathématique composée d’une bande à deux faces, renfermée après torsion d’un demi-tour, un circuit fermé et infini. Mais cette allusion à l’infini, tu l’intègres déjà dans tes dessins rectangulaires comportant non seulement des lignes mais aussi des motifs de nœuds, en forme de ‘8’ ou de ‘∞’, symbole du temps et surtout de l’infini, à l’image du serpent Ouroboros, représentant un serpent qui se mord la queue.
ZD: J’ai choisi les nœuds en forme de ‘8’ ou de ‘∞’ pour parler du temps, qui est ainsi enregistré. Mais je me réfère aussi au nœud dans la tradition du Quipu latino-américain, un système original de consignation de données existant avant l’apparition des systèmes d’écriture et qui servait à noter les évènements importants par des gestes. Puis, il y a une hypothèse qui dit que les caractères chinois viendraient de la façon de nouer les traits, en nouant des lignes pour exprimer des formes et ainsi signifier certains mots.
JH: Dans l’histoire occidentale, on connaît une tension classique entre le point et la ligne, plus d’ailleurs de la ligne en tant que délimitation des surfaces que d’enregistrement de trajectoire performative. Vassily Kandinsky, dans Point et ligne sur plan paru en 1926, écrit que la ligne, « est la trace du point en mouvement. […] La ligne est donc le plus grand contraste de l'élément originaire de la peinture qui est le point. » On remarque que dans tes pièces la ligne l’emporte sur le point…
ZD: Certes, mais il y a quand même des points dans mes œuvres : le point de départ et le point d’arrivé. Et puis, en traçant une ligne continue durant des semaines, il y a forcément des points – des points d’arrêt que j’appelle des ‘stations’. Car si je peux bien contrôler ma main afin de tracer une ligne, je dois néanmoins faire des pauses, même si la pointe du stylo ne quitte pas le support. Et petit à petit, ces points d’arrêt créent un autre type de lignes – ce sont des lignes constituées de points verticaux.