Transfert à la main
Lorsque Zhao Duan fixe au mur ses mouchoirs carrés de fin papier blanc où sont peintes des figures, ce que nous voyons est en réalité une trace venue d’ailleurs : l’impression sur le mouchoir d’un minuscule portrait né au creux d’une main, à même la paume de celui dont l’artiste a fixé les traits. Ces figures sont fixes et immobiles, figées dans leurs couleurs artificielles : le blanc y est trop blanc, le rouge trop criard, le noir trop sombre, le vert inquiétant — ce sont les couleurs que l’artiste utilisaient dans un travail ancien pour ses autoportraits au miroir. Elles flottent, sans corps ni cou sur lesquels reposer, simples masques au milieu de l’espace blanc uni, dans l’angle d’un gaufrage aux motifs géométriques. Oblongues, elles sont distordues par la pression de la paume sur le papier, retournées en négatif dans le processus d’impression. Dès leur premier transport, celui des traits du visage vers la paume, elles subirent déjà leur première déformation lorsque s’exerça le passage subtil du pinceau sur le support vivant, concave de la main. Plus tard, passant sur le mouchoir, ces portraits sont devenus des traces de traces, désignant malgré leur imperfection autant de visages réels et de paumes.
C’est sous le signe de la peinture que s’inscrit le travail de Zhao Duan, une peinture dotée d’une fonction particulière : la touche laisse des traces, non seulement sur le support où elle est appliquée, mais sur ce qui entre avec elle en contact, ce qui la touche. Charger la peinture de produire des traces fait du médium l’intermédiaire d’un transfert entre son
application première sur une surface et ce qui en subsiste sous l’effet du hasard, de la reproduction, du temps. Le transfert d’un support à un autre, quand bien même le second serait-il choisi avec escient, porte les marques de cette simple contingence. C’est sur le ténu de ce contact, ici pictural, que Zhao Duan focalise son attention.
De la paume au mouchoir, Main dans la main (2010). Le mouchoir recueille la peinture de la paume, au creux de laquelle l’artiste a peint les traits du visage. Par ses supports singuliers — main, mouchoir —, cet acte pictural met en jeu la relation entre paume et visage. Le visage se couvre des paumes ouvertes, il s’y isole, s’y recueille. Les paumes appliquées contre le visage font rempart aux perturbations du monde, créent et protègent l’intimité, et dans leurs anfractuosités viennent s’imprimer les ultimes rameaux du visage.
Si le portrait vise à figurer, à rendre des traits, de sorte qu’ils soient ressemblants au visage et que celui-ci soit reconnaissable, la paume ne saurait adéquatement le porter, puis le redonner, le transférer par décalque sur une autre surface. La paume est mouvante, imprécise, serrée. En son creux repose le médaillon qui fait s’éprendre Tamino de la Reine de la nuit : il y est protégé, bien contre la peau, baigné de sa chaleur. Tamino y puise tout l’élan de son cœur. Par la main de l’artiste, le visage confie à la paume ses traits : un portrait s’y dépose, la paume le recueille. Mais la paume n’est qu’un lieu de transit éphémère vers plus éphémère encore : le mouchoir de papier, altérable, jetable. Les traces qu’il reçoit font-elles encore un portrait ? Ne sont elles pas plutôt la déposition d’une existence ? Car elles portent l’anticipation d’une absence en même temps qu’elles sont la présence de ce qui s’efface. Du visage dont elles sont issues, il ne reste rien d’autre que cette impression incertaine, marquée d'un transport, soumise à la fragilité du support. Dans Recueillement, la main figure pour Baudelaire l’accompagnement : « Ma Douleur, donne-moi la main, viens par ici. » Ainsi Zhao Duan fait-elle du portrait dans la paume le premier stade d’un
accompagnement à travers la parole et la transmission. Le ressemblant des portraits importe peu, le passage du visage à la main, puis au papier fait signe vers un au-delà de la peinture. Peindre est le moment baudelairien de la main donnée, d’une transmission empreinte de sa dispersion. La distorsion des figures traduit ce qui subsiste : une image vague, chancelante, un flou que la langue peine à relater.
C’est sur une photographie de peau fortement agrandie que s’ouvre le portfolio de Zhao Duan : un autoportrait sur sa propre paume (Autoportrait, 2009). La couleur recouvre par endroits l’épiderme, s’accroche aux crêtes, s’ancre dans les plis et leurs ramifications. S’y dessine une géographie complexe de stries parallèles ou entrecoupées, semblables à une taille-douce sur une plaque de cuivre : ce sont ruisseaux et rivières profondes dont le tracé ne se révèle dans sa plénitude qu’à travers la couleur. Sur les marges, où elle disparaît, leur tracé s’estompe. La couleur ne recouvre pas la peau, elle n’y fait pas couche, elle n’y engendre ni tableau ni miniature. L’autoportrait sur peau renverse le rapport habituel de la couleur à la toile : ici la couleur s’efface, elle rend visible non une forme reproduite ou imaginée, non le portrait, mais la texture même du support épidermique.
Peau, main, mouvement : ce sont là les véritables médiums de Zhao Duan. Chaque matin, assise dans un bus, l’artiste enregistre sur le papier les mouvements involontaires de sa main : De Esquirol à Eisenhower (2010). Les bougés du corps engendrés par les trépidations du véhicule se transmettent à la fois au crayon et au carnet : ils déterminent les crayonnages, tandis que le regard s’absorbe dans le paysage. De cette absence naît une écriture automatique. Qu’y déchiffre-t-on ? De courts zigzags : ce sont les trépidations sur l’asphalte ; un long trait droit courant d’un bout à l’autre de la page : sans doute un coup de frein, un brusque arrêt, et un bras bousculé, un centre de gravité déplacé. Le bougé est présent d’emblée, il se donne à voir, et dans cette manifestation dit le déséquilibre. C’est lui qui fait dessin. Il fait ici dessin, comme il fait distorsion dans le transfert des portraits de la paume au mouchoir. Le bougé est l’inconnu du corps.
Connaître ce bougé, connaître ce corps, telle est la question qui informe le travail de Zhao Duan. Et les dispositifs qu’elle met en place explorent ce champ de la connaissance. Le bougé s’explore à nouveau sur un vol longcourrier : Voyage des jeunes mariés (2013). L’autoportrait, la performance surtout, mais aussi la répétition, la série sont récurrents : faire,
refaire, tel l’enfant, non pour apprendre simplement un geste, mais atteindre la connaissance de soi, explorer sa relation au monde. Souvent les expérimentations en sont directes :
une poupée plongée dans l’eau faisant apparaître un visage distord, une pose devant le miroir, rigoureusement la même, jour après jour selon le même protocole, afin de peindre quotidiennement la même partie du corps, un crayon qui s’use à frotter sur toute la longueur du mur (Le Temps d’un crayon, 2013), la peinture des parois intérieures d’une cage de lattes sur le Deutsches Eck de Coblence (Performance, 2012). Chaque fois cependant c’est un autre regard : celui d’hier, d’aujourd’hui, de demain.
« Il n’y a rien à quoy l’on se puisse occuper avec plus de fruit, qu’à tascher de se connoitre soy-mesme. » Dans sa Description du corps humain, Descartes, en philosophe moderne, inaugure une investigation toute médicale du corps. Il en pose les premiers principes scientifiques avec l’intention, comme l’eurent d’autres de ses contemporains, d’annuler la mort. Chez Zhao Duan l’investigation se focalise sur la zone de contact qui entoure le corps, sur le frottement auquel il est soumis, que ce contact soit direct et tactile, comme le portrait sur la peau, ou qu’il passe par un intermédiaire, ainsi le transfert imparfait de la main au mouchoir. Elle s’applique à des objets multiples. La propre personne de l’artiste, les autres, les choses, la peinture sont les champs, presque au sens médical du terme, de ces expériences. Loin de se cantonner au laboratoire ou de devenir une dissection en espace stérile, l’investigation a lieu dans le monde, à son contact, elle est soumise au réel, au temps, prend note et enregistre son passage, les intervalles. L’objet produit dans l’œuvre
porte en lui son propre absentement. Il le souligne même : le trolleybus est tourné à la verticale, amputé de son avant et de son arrière, relégué au rang de réquisit du passé (Dépôt, 2013), la peinture sur la main anticipe son proche effacement, le mouchoir au mur retient le bougé d’un transfert, le tremblé de la main.
Au moyen de son appareil, le photographe, écrit Walter Benjamin, enregistre l’être des choses, mais ce que fixe la caméra n’en est que le négatif. Personne ne peut lire ce négatif, personne ne peut y distinguer ce qu’est l’être des choses tel qu’il se présente dans le temps où elles existent. Personne ne possède le pouvoir magique de produire une lecture de ce qui fut saisi. Ce pouvoir, le photographe ne le possède pas non plus, mais au prix d’un effort infini il arrive à lire ce qui a été enregistré. Il peut en donner une idée. Et de cette idée transmise parviennent jusqu’à nous des bribes du négatif.
Michel Métayer
Ancien directeur de l’école des deaux-arts de Toulouse, est éditeur des traductions en allemand de Walter Benjamin (éd. Suhrkamp) et co-responsable scientifique de l’édition intégrale critique des Œuvres et Inédits de Walter Benjamin (éd.Klincksieck). Membre de l’Aica.
Lorsque Zhao Duan fixe au mur ses mouchoirs carrés de fin papier blanc où sont peintes des figures, ce que nous voyons est en réalité une trace venue d’ailleurs : l’impression sur le mouchoir d’un minuscule portrait né au creux d’une main, à même la paume de celui dont l’artiste a fixé les traits. Ces figures sont fixes et immobiles, figées dans leurs couleurs artificielles : le blanc y est trop blanc, le rouge trop criard, le noir trop sombre, le vert inquiétant — ce sont les couleurs que l’artiste utilisaient dans un travail ancien pour ses autoportraits au miroir. Elles flottent, sans corps ni cou sur lesquels reposer, simples masques au milieu de l’espace blanc uni, dans l’angle d’un gaufrage aux motifs géométriques. Oblongues, elles sont distordues par la pression de la paume sur le papier, retournées en négatif dans le processus d’impression. Dès leur premier transport, celui des traits du visage vers la paume, elles subirent déjà leur première déformation lorsque s’exerça le passage subtil du pinceau sur le support vivant, concave de la main. Plus tard, passant sur le mouchoir, ces portraits sont devenus des traces de traces, désignant malgré leur imperfection autant de visages réels et de paumes.
C’est sous le signe de la peinture que s’inscrit le travail de Zhao Duan, une peinture dotée d’une fonction particulière : la touche laisse des traces, non seulement sur le support où elle est appliquée, mais sur ce qui entre avec elle en contact, ce qui la touche. Charger la peinture de produire des traces fait du médium l’intermédiaire d’un transfert entre son
application première sur une surface et ce qui en subsiste sous l’effet du hasard, de la reproduction, du temps. Le transfert d’un support à un autre, quand bien même le second serait-il choisi avec escient, porte les marques de cette simple contingence. C’est sur le ténu de ce contact, ici pictural, que Zhao Duan focalise son attention.
De la paume au mouchoir, Main dans la main (2010). Le mouchoir recueille la peinture de la paume, au creux de laquelle l’artiste a peint les traits du visage. Par ses supports singuliers — main, mouchoir —, cet acte pictural met en jeu la relation entre paume et visage. Le visage se couvre des paumes ouvertes, il s’y isole, s’y recueille. Les paumes appliquées contre le visage font rempart aux perturbations du monde, créent et protègent l’intimité, et dans leurs anfractuosités viennent s’imprimer les ultimes rameaux du visage.
Si le portrait vise à figurer, à rendre des traits, de sorte qu’ils soient ressemblants au visage et que celui-ci soit reconnaissable, la paume ne saurait adéquatement le porter, puis le redonner, le transférer par décalque sur une autre surface. La paume est mouvante, imprécise, serrée. En son creux repose le médaillon qui fait s’éprendre Tamino de la Reine de la nuit : il y est protégé, bien contre la peau, baigné de sa chaleur. Tamino y puise tout l’élan de son cœur. Par la main de l’artiste, le visage confie à la paume ses traits : un portrait s’y dépose, la paume le recueille. Mais la paume n’est qu’un lieu de transit éphémère vers plus éphémère encore : le mouchoir de papier, altérable, jetable. Les traces qu’il reçoit font-elles encore un portrait ? Ne sont elles pas plutôt la déposition d’une existence ? Car elles portent l’anticipation d’une absence en même temps qu’elles sont la présence de ce qui s’efface. Du visage dont elles sont issues, il ne reste rien d’autre que cette impression incertaine, marquée d'un transport, soumise à la fragilité du support. Dans Recueillement, la main figure pour Baudelaire l’accompagnement : « Ma Douleur, donne-moi la main, viens par ici. » Ainsi Zhao Duan fait-elle du portrait dans la paume le premier stade d’un
accompagnement à travers la parole et la transmission. Le ressemblant des portraits importe peu, le passage du visage à la main, puis au papier fait signe vers un au-delà de la peinture. Peindre est le moment baudelairien de la main donnée, d’une transmission empreinte de sa dispersion. La distorsion des figures traduit ce qui subsiste : une image vague, chancelante, un flou que la langue peine à relater.
C’est sur une photographie de peau fortement agrandie que s’ouvre le portfolio de Zhao Duan : un autoportrait sur sa propre paume (Autoportrait, 2009). La couleur recouvre par endroits l’épiderme, s’accroche aux crêtes, s’ancre dans les plis et leurs ramifications. S’y dessine une géographie complexe de stries parallèles ou entrecoupées, semblables à une taille-douce sur une plaque de cuivre : ce sont ruisseaux et rivières profondes dont le tracé ne se révèle dans sa plénitude qu’à travers la couleur. Sur les marges, où elle disparaît, leur tracé s’estompe. La couleur ne recouvre pas la peau, elle n’y fait pas couche, elle n’y engendre ni tableau ni miniature. L’autoportrait sur peau renverse le rapport habituel de la couleur à la toile : ici la couleur s’efface, elle rend visible non une forme reproduite ou imaginée, non le portrait, mais la texture même du support épidermique.
Peau, main, mouvement : ce sont là les véritables médiums de Zhao Duan. Chaque matin, assise dans un bus, l’artiste enregistre sur le papier les mouvements involontaires de sa main : De Esquirol à Eisenhower (2010). Les bougés du corps engendrés par les trépidations du véhicule se transmettent à la fois au crayon et au carnet : ils déterminent les crayonnages, tandis que le regard s’absorbe dans le paysage. De cette absence naît une écriture automatique. Qu’y déchiffre-t-on ? De courts zigzags : ce sont les trépidations sur l’asphalte ; un long trait droit courant d’un bout à l’autre de la page : sans doute un coup de frein, un brusque arrêt, et un bras bousculé, un centre de gravité déplacé. Le bougé est présent d’emblée, il se donne à voir, et dans cette manifestation dit le déséquilibre. C’est lui qui fait dessin. Il fait ici dessin, comme il fait distorsion dans le transfert des portraits de la paume au mouchoir. Le bougé est l’inconnu du corps.
Connaître ce bougé, connaître ce corps, telle est la question qui informe le travail de Zhao Duan. Et les dispositifs qu’elle met en place explorent ce champ de la connaissance. Le bougé s’explore à nouveau sur un vol longcourrier : Voyage des jeunes mariés (2013). L’autoportrait, la performance surtout, mais aussi la répétition, la série sont récurrents : faire,
refaire, tel l’enfant, non pour apprendre simplement un geste, mais atteindre la connaissance de soi, explorer sa relation au monde. Souvent les expérimentations en sont directes :
une poupée plongée dans l’eau faisant apparaître un visage distord, une pose devant le miroir, rigoureusement la même, jour après jour selon le même protocole, afin de peindre quotidiennement la même partie du corps, un crayon qui s’use à frotter sur toute la longueur du mur (Le Temps d’un crayon, 2013), la peinture des parois intérieures d’une cage de lattes sur le Deutsches Eck de Coblence (Performance, 2012). Chaque fois cependant c’est un autre regard : celui d’hier, d’aujourd’hui, de demain.
« Il n’y a rien à quoy l’on se puisse occuper avec plus de fruit, qu’à tascher de se connoitre soy-mesme. » Dans sa Description du corps humain, Descartes, en philosophe moderne, inaugure une investigation toute médicale du corps. Il en pose les premiers principes scientifiques avec l’intention, comme l’eurent d’autres de ses contemporains, d’annuler la mort. Chez Zhao Duan l’investigation se focalise sur la zone de contact qui entoure le corps, sur le frottement auquel il est soumis, que ce contact soit direct et tactile, comme le portrait sur la peau, ou qu’il passe par un intermédiaire, ainsi le transfert imparfait de la main au mouchoir. Elle s’applique à des objets multiples. La propre personne de l’artiste, les autres, les choses, la peinture sont les champs, presque au sens médical du terme, de ces expériences. Loin de se cantonner au laboratoire ou de devenir une dissection en espace stérile, l’investigation a lieu dans le monde, à son contact, elle est soumise au réel, au temps, prend note et enregistre son passage, les intervalles. L’objet produit dans l’œuvre
porte en lui son propre absentement. Il le souligne même : le trolleybus est tourné à la verticale, amputé de son avant et de son arrière, relégué au rang de réquisit du passé (Dépôt, 2013), la peinture sur la main anticipe son proche effacement, le mouchoir au mur retient le bougé d’un transfert, le tremblé de la main.
Au moyen de son appareil, le photographe, écrit Walter Benjamin, enregistre l’être des choses, mais ce que fixe la caméra n’en est que le négatif. Personne ne peut lire ce négatif, personne ne peut y distinguer ce qu’est l’être des choses tel qu’il se présente dans le temps où elles existent. Personne ne possède le pouvoir magique de produire une lecture de ce qui fut saisi. Ce pouvoir, le photographe ne le possède pas non plus, mais au prix d’un effort infini il arrive à lire ce qui a été enregistré. Il peut en donner une idée. Et de cette idée transmise parviennent jusqu’à nous des bribes du négatif.
Michel Métayer
Ancien directeur de l’école des deaux-arts de Toulouse, est éditeur des traductions en allemand de Walter Benjamin (éd. Suhrkamp) et co-responsable scientifique de l’édition intégrale critique des Œuvres et Inédits de Walter Benjamin (éd.Klincksieck). Membre de l’Aica.